Amor Mouas vous propose un nouveau récit toujours en rapport avec ses souvenirs d’enfance.
Aujourd’hui il s’agit de l’histoire du train à vapeur.
Vous pouvez découvrir cette histoire vécue en cliquant sur ce lien pour ouvrir le fichier PDF:
http://sd-1.archive-host.com/membres/up/113791789725993136/Le_train_a_vapeur-Amor.pdf
A bientôt
Bien amicalement
SkikdaMag
LE TRAIN à VAPEUR SIFFLAIT TROIS FOIS
A
AURIBEAU
(Années 1940- 1950)
Jusque dans les années cinquante, le mythique train à vapeur desservait encore Auribeau, son étroite voie posée à même le sol, sur une mince couche de ballast, servant de lit aux traverses de bois enduites d’une résine à la forte odeur, parfois de goudron pour en assurer la longévité; elles maintenaient les rails au moyen de grosses et longues vis de forme conique qui facilitait leur pénétration dans le bois.
Chaque jour la machine apparait au virage de la ferme Vieville avec son panache de fumée noire, enveloppée de tourbillons de vapeur…
Alors les travaux des champs font une halte, les passants marquent une pause, les écoliers se massent près de la voie pour admirer la machine crachotant de la vapeur de toutes ses entrailles ; nos regards se fixent sur la bielle mue par un piston en va et vient continuel transmettant le mouvement aux roues motrices ; on compte invariablement le nombre de wagons tractés à chaque passage; le conducteur qui surveille de loin la voie, à la vue de l’assistant, participe au cérémonial et en guise de salut actionne trois fois le sifflet et apparaît souriant à la fenêtre , coiffé de son inséparable casquette.
A la gare d’Auribeau l’attend le chef de gare en tenue réglementaire, casquette, bâton à la main, sifflet autour du cou ; si le train arrive tard le soir, on le voit déambuler sur le quai avec à la main une grosse lampe noire avec une anse, de forme cubique, munie d’un volet actionné par un mécanisme permettant de changer la couleur du faisceau de lumière en passant du blanc au rouge selon le signal qu’il voulait adresser au conducteur .
Entrant en gare à faible allure la machine poussive déverse un brouillard de vapeur qui enveloppe et fait disparaître la silhouette du chef de gare et des quelques voyageurs , des négociants, des villageois se rendant chez le médecin, ceux plus nombreux allant les lundis au souk hebdomadaire de Jemmapes faire le marché pour la semaine, rarement des voyages d’agrément si ce n’était le jour où il y avait fête ou bal au canton qui justifiait un tel déplacement.
Lorsque la locomotive passait tard le soir à Auribeau, lorsqu’il commençait à faire noir, la silhouette de la gracieuse chenille du jour se transformait en monstre rampant, crachant haut d’impressionnantes gerbes de flammèches incandescentes résultant de la combustion du bois ou du coke, ces boules noires légèrement aplaties, de la taille d’une balle de ping-pong que l’on trouvait mêlées au ballast et qu’on ramassait pour finir dans le brasero de nos grands-mères toujours prêt à recevoir la ‘djezoua’, une petite bouilloire d’origine turque, au long manche effilé, servant à préparer le fameux café, très prisé de nos G.M. pour lutter disent-elles, contre leur constant mal de tête certainement dû d’ailleurs à l’accoutumance à ce breuvage .
Une fois les voyageurs embarqués la bestiole rampante disparaissait furtivement dans le noir en poussant de stridents sifflements et en clignant, en guise d’au revoir son œil rouge accroché au wagon de queue, ballotté par le roulis induit par les infimes différences de niveau de la voie.
Dans le sens inverse vers Bône, une fois par an à la belle saison, ma G.M. et quelques autres dames d’un âge respectable de la déchra (groupe de maisons d’une même famille réunissant outre les patriarches, les oncles, les tantes, les gendres …) prenaient le train en gare d’Auribeau non pas pour aller faire du négoce, faire les marchés où en villégiature, mais pour une visite bien singulière à caractère maraboutique au mausolée de Sidi Hmida le St patron de la coquette où elles allaient se recueillir et sacrifier pour la circonstance le coq d’une année, de couleur rouge sang, issu de la dernière couvée : une année durant laquelle l’animal avait été l’objet de toutes les attentions, poignées de graines pour lui seul, surveillance par tous les membres du clan ; lorsqu’une buse plane au dessus de la couvée, elle est vite repérée par la mère poule qui pousse des caquètements stridents en regardant le ciel la tête penchée, les aboiements des irascibles chiens de garde dissuadant le prédateur: la grand-mère accourt alors la première, les mains au ciel, vociférant à tue tête pour éloigner l’intruse, qui finit par virer de l’aile pour aller trouver ailleurs d’autres proies moins bien gardées…
En somme, une vie de coq dorée si le terme n’était pas aussi rapproché du jour du grand déballage, la veille du départ sans retour pour l’orgueilleux prince de basse-cour.
Arrive enfin le jour du grand départ. La veille, la maisonnée n’avait pas connu de sommeil tant les préparatifs étaient fastidieux ; il fallait sortir les gandouras des grands jours de fêtes, le lourd attirail des bijoux en argent : massives boucles d’oreilles si lourdes qu’elles finissaient par élargir démesurément les trous percés dans le lobe de l’oreille, au cou plusieurs chaînes entrelacées, sur la poitrine ‘lakhlala’, une épingle en argent bien travaillée destinée à maintenir châle et écharpe, et pour achever cet original accoutrement elles portaient sur la tête, un peu sur le côté, la « koufia », une sorte de cône en carton fort habillé d’un tissu de velours grenat sur lequel étaient cousues des pièces de monnaie factices, signe de grâce et de… fausse opulence. L’espace de ce curieux voyage, un wagon, où étaient amassées sans se gêner nos G.M., était transformé en basse cour coquelante tant l’assemblée des ergotants gallinacés était bruyante et remuante dans les paniers d’alfa tressé qui servaient à les transporter ; tapis sous les banquettes hors la vue, se scrutant, les farouches volatiles se seraient arrachés les yeux s’ils n’étaient pas ligotés et tenus à l’œil.
Au retour de ce voyage initiatique, les vénérables personnes étaient silencieuses, plus calmes, vivant en retrait à la périphérie du clan, comme pour perpétuer le plus longtemps possible la « ziara » (pèlerinage) au saint personnage ; une fois les émotions dissipées comme se sont dissipées d’ailleurs les économies de plusieurs saisons de labeur et de privations, soustraites aux bouches avides, elles revenaient peu à peu à des préoccupations plus terrestres.
Maintenant j’éprouve de la compassion pour ces naïves d’il y a longtemps dont les obscures et irrationnelles croyances, aussi pittoresques fussent-elles ont maintenu la société dans une longue léthargie que l’école et le progrès ont eu du mal à combattre.
Une fois, une seule fois je me suis laissé aller au pêché de gourmandise: ma grand–mère m’avait donné des sous pour payer une amulette confectionnée à son intention par un taleb. De ces obscurs personnages qui exploitaient l’ignorance de leurs congénères, il s’en trouvait sur les chemins fréquentés, assis au coin d’une rue, sournoisement affairés à leur attirail fait d’une plume obtenue en fendant un bout de roseau, d’encre jaunâtre (midad) préparée avec de la laine de mouton légèrement brûlée et macérée dans de l’eau, rangeant des bouts de papier soigneusement pliés devant servir à la délivrance d’amulette.
En m’accompagnant jusqu’à la limite de la clôture en signe d’insistance ma grand- mère ne cessait de répéter qu’elle souffrait d’une boule au haut de l’estomac, me précisait-elle à l’intention du cheikh, (autre nom du taleb)
Sur le long chemin de l’école, la gourmandise aidant, j’avais eu le temps d’oublier les dernières recommandations pour passer au relais Alestra me remplir les poches de berlingots achetés avec l’argent inespéré de grand-mère, à qui je rapportais dans ma trousse un bout de papier, arraché à un cahier, sur lequel j’avais copié pêle-mêle des vers de la fable « la cigale et la fourmi », récitation en vogue dans le milieu scolaire par la cocasserie de la situation d’une cigale imprévoyante et d’une fourmi laborieuse; je lui avais recommandé de le laisser infuser dans de l’eau dans un coin obscur de la maison, (pour que ma supercherie ne soit découverte en raison de la couleur violette de l’encre libérée dans le liquide), en insistant pour qu’elle ingurgite rapidement la fiole ; chose faite, elle en est sortie… guérie, de quoi ??
Ah ces naïves et douces mamans autour desquelles était bâti tout un univers de tendresse, de rêves et de joie de vivre. Malheureusement au siècle de la technique et du progrès de la médecine, des résurgences de ces pratiques venues du paganisme subsistent hélas encore ça et là dans les endroits reculés sous influence de personnages réels ou imaginaires…
Et un beau jour sont apparus de drôles d’engins tractant les wagons à vive allure dans un vrombissement assourdissant, traînant de longues écharpes de fumée noire, mais point de sifflement, point de vapeur, c’est tout juste si l’on devinait la silhouette du mécanicien; l’enfilade des wagons donnait le tournis et ne permettait aucunement d’entrevoir quelque passager blotti dans le confort de luxueuses cabines insonorisées mais que la magie avait quittées. C’était les premiers trains fonctionnant aux carburants modernes ; ils s’appelaient ‘ Express ‘ un train rapide qui ne s’arrêtait pas à toutes les gares ; on les appelait aussi
‘l’Inox’ en raison des matériaux inoxydables servant à la fabrication des wagons aux flancs nervurés, certainement pour l’écoulement horizontal de l’eau de pluie qui n’ira pas éclabousser le voyageur qui se risque à une fenêtre.
Avec ces nouveaux venus dans nos paysages, une fois la curiosité passée, plus personne ne s’arrêtait pour voir les trains comme au temps de la mythique locomotive à vapeur vivante comme une âme ; elle a laissé dans nos mémoires d’enfant le souvenir d’une drôle de chenille nonchalante promenant à travers nos compagnes et à l’orée du village sa gracieuse silhouette.
Vinrent ensuite des machines de plus en plus perfectionnées : des autorails de couleur rouge ou bleue, appelés aussi ‘micheline’ au profil de limace glissant allègrement sur les rails ; c’était un moyen de locomotion moderne qui allait inciter au voyage, permettre aux élèves admis aux lycées de Bône et de Philippeville de faire régulièrement les déplacements, aux vacanciers de se rendre pour quelques jours à la mer, ou tout simplement passer un samedi dans les grandes villes où les loisirs foisonnaient.
Avec la venue de ces nouveaux modes de transport et la disparition du ‘teuf teuf’ de notre enfance on peut dire que c’était la fin d’une douce époque combien mémorable.
Amor MOUAS, enfant d’AURIBEAU
A suivre
mon cher amor maintenant le train ne siffleras bplus a auribeau
Bonjour Amor,
Ne découvrant qu’aujourd’hui tes souvenirs du tortillard à voie étroite, du pélérinage à Sidi Hmida, de ta « chitanerie » aux yeux de ta Grand-mère avec cette amulette de ta composition, de l’Inox, c’est tout un cher passé que tu nous fais revivre là.
Merci Amor. Je souhaite qu’il y ait un grand nombre de lecteurs pour apprécier ta prose, tes récits, tes souvenirs qui rejoignent les nôtres.